Le saxophoniste britanno-barbadien Shabaka Hutchings sortait, juste avant le confinement au Royaume-Uni, un nouvel album baptisé We Are Sent Here By History dont PAM vous parlait ici. Dans ce disque, le second avec The Ancestors, une formation d’excellents musiciens sud-africains, le jazzman interroge les mutations de nos sociétés embarquées sur le chemin de leur effondrement. Une réflexion qui plonge dans le passé pour mieux inventer l’avenir, et se diffuse à travers les textes écrits par le poète sud-africain Siyabonga Mthembu. Ils évoquent les traditions, la colonisation, le progrès occidental, la terre et les espèces, et résonnent étrangement avec la situation actuelle. De chez lui, Shabaka nous a envoyé une performance solo… à la clarinette. PAM en a profité pour l’interroger sur ce que la pandémie a changé dans sa vie artistique, et dans sa vie tout court.
Où es-tu et comment se passe ce confinement pour toi ?
Je suis à Londres, à la maison. La situation a progressé depuis le début. J’avais un sentiment de confusion il y a deux semaines. Je me suis demandé : « que vais-je faire de tout ce temps passé à la maison ? » Je ne faisais pas grand-chose, j’essayais juste de garder un minimum de temps de pratique et d’écouter de la musique. Mais maintenant, j’ai en quelque sorte trouvé mon rythme. Je me lève le matin, je fais le tour du pâté de maisons pour prendre l’air. J’ai un planning précis de ce que je veux faire. Je pense que c’est comme ça que j’ai réussi à tenir ces dernières semaines… En faisant des plans concrets de ce que je souhaite réaliser. J’essaye de tirer le meilleur de tout ce temps malgré la situation actuelle.
À quoi ressemblent tes journées ?
Nous avons fini d’enregistrer il y a quelques mois avec Sons of Kemet. L’album est maintenant en phase de production. Nous passons en revue les chansons que nous avons, nous déterminons celles que nous voulons garder et les points que nous devons éditer. J’ai également reçu une commande du London Sinfonietta. Je dois achever d’écrire une pièce classique d’ici la fin de l’année. Et puis il y a la pratique personnelle, évidemment, où j’arrive à me concentrer sur des aspects que je n’avais pas le temps de travailler pendant la tournée. J’ai aussi enregistré une performance solo pour Boiler Room. Et puis je lis un peu plus de livres qui traitent de philosophie et de spiritualité, comme The Metu Meter. Vu qu’il est en 4 volumes, je n’ai jamais eu la chance de vraiment m’y mettre. J’essaye de me concentrer dessus et de prendre des notes. Sans ce cadre de travail, et sans toutes ces choses à faire, je pense que je tomberais dans une sorte de marasme, ne sachant pas quoi faire de mes journées vu qu’il n’y a plus de concerts. C’est quand même ce qui a dominé mon temps ces dernières années.
Qu’y a-t-il dans tes playlists ?
J’écoute beaucoup Sibusile Xaba, un guitariste sud-africain. Dans la même veine, j’écoute aussi Nduduzo Makhathini. Leurs dernières sorties sont excellentes. Et puis Alabaster dePlume… J’ai fait beaucoup de découvertes musicales. J’aime prendre le temps de les écouter en montant le son. C’est comme si je voulais en profiter pour recharger la musique qui emplit ma tête. Quand on tourne beaucoup, on entend tellement de bruits tous les jours, qu’on écoute que la musique qu’on connaît déjà, celle qui nous fait du bien, sans vouloir explorer les nouveautés parce que notre cerveau est épuisé. Cette situation est un bon moment pour parcourir les playlists et écouter de nouvelles choses.
Peux-tu me parler de cette sortie d’album juste avant la crise de corona ?
L’album était prévu avant que la crise ne survienne. Au Royaume-Uni, le gouvernement disait qu’il n’y avait pas de problème une semaine avant le confinement. La sortie de l’album a eu lieu le jour où la politique du gouvernement britannique a changé. J’aime l’idée que les gens aient le temps de l’écouter et de le digérer avant que nous puissions le jouer en live. Ce sera différent de ces fois où je suis parti en tournée pour jouer en concert un album qui venait de sortir. Quand les choses reviendront à la normale, les gens intéressés par notre musique l’auront écoutée, analysée, ressentie pendant un certain temps et nous, en tant que groupe, aussi. Il y a une sorte d’atmosphère qui se crée lorsque les gens connaissent la musique. C’est la différence entre jouer au début et à la fin d’une tournée. Il y a toujours une réaction différente.
Penses-tu que cette crise va changer l’expérience des concerts ?
Cela va prendre beaucoup de temps avant que tout ne redevienne normal… Probablement plus de 6 mois. Et il en faudra bien plus pour que le public ait confiance et n’ait plus peur de s’enfermer dans une salle bondée. Et ce, même si le gouvernement dit que ce n’est plus un problème. Je pense qu’il y aura une grande différence au vu de la période pendant laquelle nous n’avons pas pu jouer pour les gens. L’année dernière, j’ai fait un concert tous les trois jours. Quelque chose comme 130 concerts en 10 mois… L’année précédente, c’était à peu près la même chose. Les concerts, c’est mon quotidien à longueur d’année. En ce moment, je peux m’asseoir, réfléchir à ce que j’aime dans la musique, l’écouter sur des haut-parleurs plutôt qu’avec un casque, ce qui change pour moi beaucoup la façon de l’appréhender. J’écoute plus d’artistes et je pense que tout le monde fait la même chose. Lorsque nous reviendrons aux concerts, il y aura un changement parce que tout le monde aura eu cette période de réflexion. Et pas seulement par rapport à la musique. Ce changement majeur va affecter toute la société. On verra le sens de la vie différemment. Avant la notion de sécurité était importante. Les parents disaient à leurs enfants : “ne deviens pas un musicien, ce n’est pas stable”. Cette idée de stabilité s’est effritée, nous nous sommes rendus compte que rien n’est aussi stable que ce que nous pensons. Cela va permettre aux gens de se concentrer sur ce qui leur donne le plus de satisfaction et qui peut les épanouir d’une manière plus saine, de sorte que si quelque chose de similaire arrive de nouveau, ils pourront au moins dire qu’ils font ce qu’ils aiment. Je ne pense pas qu’on pourra continuer à avoir la même attitude et les mêmes emplois qu’avant. Il risque d’y avoir un grand changement dans les métropoles aussi. Pourquoi voudrait-on vivre à Londres ? Être un esclave avec un travail mal payé ? Se retrouver face à une quelconque crise dans un état de dénuement absolu ? Il va sûrement y avoir un déplacement vers des zones plus provinciales, loin des grands centres. Et cela va probablement affecter les lieux de tournée et notre approche du jeu en public.
Peux-tu me parler des changements de la société que ton nouvel album suggère ?
Des changements différents sont évoqués tout au long de l’album. C’est la raison pour laquelle nous l’avons imaginé en courts poèmes. Chacun a sa propre interprétation et sa propre idée mais pour moi, l’un des changements majeurs est la façon dont nous considérons le progrès occidental. Le mot « sauvage » a été utilisé pour désigner les gens qui ne font pas partie du monde occidental, et pour les rabaisser. Mais si nous y réfléchissons, nous ne pouvons pas vivre durablement sur ce système. Or ces sociétés, ces communautés que l’on a nommées “non civilisées”, sont celles qui auraient vécu en harmonie avec la nature, qui sont véritablement durables. Le progrès est imparfait. Il est temps de revenir à ces idées qui ont été disqualifiées et rabaissées auparavant.
Es-tu optimiste quant à l’avenir ?
Je suis optimiste, compte tenu qu’il y a une petite et une grande échelle. Au vu de la période actuelle, je suis pessimiste quant à l’état de l’industrie musicale et même celui de la société à court terme. Mais je suis optimiste quant à la situation globale. Je pense que nous allons trouver des moyens pour aller de l’avant.
Certains disent que tout ce qu’il se passe est un avertissement de la nature, tu en penses quoi ?
Je ne pense pas. Le virus s’est répandu à cause de la connerie humaine. Et cela a aussi à voir avec l’arrogance des gouvernants. Si le gouvernement chinois, puis tous les autres gouvernements avaient pris au sérieux les avertissements des médecins et avaient alerté les citoyens dès le début nous n’en serions pas là. J’ai suivi cette affaire avant qu’elle ne soit perçue par le grand public comme une réelle menace. Quiconque lisait un peu l’actualité internationale pouvait sentir que le virus arrivait, mais ils ont agi et réagi comme des imbéciles. C’est plutôt une question de nature humaine qui suit son cours logique. Il y a aussi l’arrogance de l’Occident qui lui vient de son passé colonial. Le monde occidental semble penser que ce qui affecte le reste du monde ne l’atteindra pas parce qu’il se sent supérieur. Evidemment, c’est une aubaine pour la nature de pouvoir respirer un peu. Mais elle n’aurait pas à le faire si nous ne l’avions pas foutue en l’air dès le départ. Nous verrons bien comment tout cela se poursuit…
Tu feras quoi en premier quand tout cela sera derrière nous ?
Bonne question. (Hésitant) Ma vie n’est pas si différente de celle que j’ai lorsque je suis en période de pause après une tournée. Je répète, j’écoute de la musique… Il ne manque que les concerts. Tout est comme d’habitude si ce n’est que je ne repartirai pas en tournée la semaine prochaine. Et puis quand je suis à la maison, je répète silencieusement car j’ai des voisins… C’est un bon exercice technique, mais ça va être un bonheur de pouvoir de nouveau souffler dans mon saxophone aussi fort que possible.